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Vie d'un païen
Robert Laffont, 1965. (Prix des Libraires 1966)
Vie d'un païen tome 2: La beauté à genoux
Robert Laffont, 1966.
Vie d'un païen tome 3: La peau dure
Robert Laffont, 1967.
Réédités par Le Bateau Ivre en 2014.

« Je dois à Jacques Perry d’avoir retrouvé l’enthousiasme et la joie de lire. J’émerge du troisième et dernier volume, de Vie d’un païen, intitulé La Peau dure, fourbu, grisé, comblé. Car on ne s’arrache qu’avec peine à la fascination de ces douze cents pages de rage d’écrire. On  quitte à regret ce monde extraordinaire, truculent et tendre, trivial et pudique, monde où le plus invraisemblable paraît le plus vrai, et que la plume de Jacques Perry a créé autour de son héros, le peintre Charles Desperrin.

    Les écrivains détestent les comparaisons. Pourtant ici, ne serait-ce que pour cerner un style, définir une écriture, évoquer une inspiration, les rapprochements s’imposent: la trilogie de Jacques Perry fait penser tout à la fois - absurdité consciente des comparaisons! - à Balzac et à Marcel Aymé, à Alain-Fournier et à Dostoïevski, à Rabelais aussi… Torrentielle, éclatante de couleurs, bouillonnante de vie, l’oeuvre de Jacques Perry est une fresque aux mille aspects, aux mille personnages, où se mêlent, s’enchevêtrent, se confondent toutes les passions, tous les sentiments, tous les vices, toutes les vertus. »

Jean Nittman

Marginales

    « Le dernier roman de Jacques Perry plaît aussitôt par la franchise du ton, une sorte de brutalité gaie, un allant généreux, par l’ouverture amicale de la pensée et du style, par la manière allègre dont l’auteur et son héros consomment la vie et la brûlent au feu d’une énergie qui paraît inépuisable. Si l’on songe que le roman important de ses débuts (qui lui valut le prix Renaudot en 1952) s’intitulait L’amour du rien et justifiait pleinement son titre, on s’étonne d’une transformation si complète et si radicale. La beauté à genoux pourrait aussi bien s’appeler l’amour de tout   et passer pour la contre-épreuve des échecs que le romancier se plaisait naguère à décrire, jusqu’au désespoir final du narrateur de L’amour de rien: « …et que je suis mort pour n’avoir pas su vivre. » Sans doute est-ce une science qui s’apprend, se conquiert, mais plus certainement un don. La manière d’écrire de Jacques Perry et la manière d’être de son principal personnage le prouvent avec un éclat, une fantaisie, une liberté remarquables. Vivre à la façon de Charles Desperrin, le peintre inconnu et soudainement célèbre qui met la beauté à genoux, révèle un instinct imperturbable et infaillible. Et écrire avec l’aisance, l’heureuse assurance de Jacques Perry, c’est la chance qu’un écrivain a su se donner à travers les années, le désir de s’évader des prisons de l’âme, d’échapper aux scrupules et aux recherches trop minutieuses, pour gagner l’air et la lumière. »

Georges Anex

    « Seul, j’étais seul; je m’en apercevais pour la première fois. Pendant trois semaines, la grosse bouche de derrière les moustaches  m’avait parlé; les courtes jambes m’avaient suivi à travers la campagne. Quel maître et quel disciple! Je voudrais avoir conservé de ce couple bizarre une vieille photo jaunie. On m’eût vu attentif, éclatant de santé, serré dans mes habits, gosse encore près d’un vieil enfant à l’air inoffensif, presque benêt sous son chapeau artiste.

    J’étais seul, étonné de posséder tant de biens, cette lourde boîte, ce chevalet et mes doigts nus. Pour la première fois, je me réjouissais en comptant mes tubes de couleur et mes pinceaux. Enfin on ne m’expliquait plus la manière de m’en servir. Chalupt était parti avec ses procédés à lui, ses tours de main et sa façon raisonnable de voir les choses.

    Tant de liberté et d’abord celle de rêver au lieu de sauter sur le motif et de peindre en hâte tous les paysages qui me tombaient sous les yeux. Et pourquoi des paysages? Que peindre? Comment m’amuser le mieux? Tout était là: je désirais m’amuser avec mes couleurs. Adèle croyait qu’on gagnait de l’argent à peindre. Peut-être, mais sûrement pas à treize ans. J’avais le temps. Chalupt était si vieux.

    Je pris mes tubes de peinture et j’en fis sortir gros comme un pois. En premier, un rouge sang et j’étalai grassement la couleur, en pleine huile, par petites surfaces entières. Et je cherchai comment animer cette couleur, comment transformer cette flaque de sang en un morceau de viande. Et je peignis un souvenir de boucherie. Ce fut un misérable tronçon de barbaque, sans nerfs, sans filaments, sans graisse, un pauvre naïf morceau de couleur sans vérité auquel j’essayai de donner une forme, la forme d’un bifteck! 

    Mais c’était bien cela qui me tentait au début de ma liberté: étaler la couleur et l’animer, d’un jaune de chrome faire pousser un champ de blé, d’un gris argenté faire trembler un étang. Cela ne ressemblait à rien, mais je trouvais dans ces créations spontanées l’espèce de joie que je recherchais. 

    Et c’était la bonne voie. Chalupt m’avait un peu appris à peindre des maisons et des arbres. Commençant si jeune, je serais devenu très vite un peintre de chaumières médaillé, un fabricant de rêves en série. Et j’aurais peint par-dessus des cieux, des nuages et des vols d’étourneaux. Et je serais devenu un imbécile.

    Ce qui me fit échapper à cet enfer agricole, c’est de vouloir m’amuser. Je ne considérais pas la peinture comme un moyen de vivre, encore moins comme un art. Je n’étais ni appliqué ni travailleur mais je me sentais capable de barbouiller jour et nuit pour peu que je fusse poussé par le vent léger du plaisir.

    J’oubliais l’heure des repas. Ma faim guettait l’instant de lassitude pour s’installer, triomphante, au creux de l’estomac. Je ne rentrais plus à midi. Je frottais mes mains barbouillées de peinture avec une poignée de terre; je les plongeais dans la Loire et je cassais la croûte. »

 

(Vie d'un païen, p. 95-97.)

« Voyageant sans parler, voyageant dans une chambre-compartiment bien chaude, bien réservée, bien close, voyant défiler des paysages d'hiver, des champs de Toussaint striés de pluie, des chevaux de labour, percherons italiens, yougoslaves ou bulgares, des paysans toujours de La Bruyère, des petites gares mouillées, oyant les sonneries grelottantes, les sifflets, les adieux, nous partions pour Cythère. D'ailleurs, nous aurions pu y aller vraiment. Cythère, ça existe, c'est au sud de la Grèce et nous aurions mis encore plus de temps pour y arriver que pour aller à Constantinople, Byzance, Stamboul, Istambul. J'avais choisi l'Orient- Express en regrettant qu'il n'existe pas d'Orient-Omnibus. Quelle chance d'avoir pu vider la caisse de Lozan ! Quelle chance d'avoir découvert une femme qui accepte de ne rien dire !

Quand je dis que nous ne parlons pas, je simplifie. Nous savons très bien filer ces petites phrases incolores et douces qui aident à vivre : « Tu as chaud ? Veux-tu boire quelque chose ? » Je peux dire aussi « Regarde ce cheval », si elle ne l'a pas vu et qu'elle regarde ailleurs. Simplement je ne dis pas de phrase élaborée du type : « Le cheval, et celui-ci en particulier, a toujours un côté bête d'Apocalypse, naseaux prêts à écumer, œil de folie », etc. Kali pense ce qu'elle veut face à ce cheval, peut-être : « C'est triste d'être cheval sous la pluie de novembre. » Elle n'aurait que faire de mon idée de violence et moi de sa pensée attendrie. Et puis très vite, si l'on commence à parler, on n'a plus rien à dire. Au vingtième cheval, si je veux les qualifier tous, je resterai court ou répéterai une de mes anciennes remarques. Alors l'agacement commencera. Il y a un gâtisme du couple qu'il est si facile d'éviter en se taisant. Je dis : « Regarde ce cheval, Kali. » Elle pense ce qu'elle veut ; moi aussi, mais nous le pensons ensemble et cela nous rapproche encore. J'ai toujours eu grande pitié des femmes de ces personnages brillants qui vont partout répétant leurs inventions verbales

ou leur stock de paradoxes. Et même si le jaillissement d'images et de pensées

était toujours renouvelé, une compagne ne peut que souffrir de cette perpétuelle invasion de son domaine mental.

Kali me donnait ses regards, ses sourires. Je reste à jamais riche de ces milliers de lumières d'iris et de courbures de lèvres. Et comme elle était femme, je lui

donnais tout autre chose : le plaisir d'être enlevée, séduite. Qu'elle y consentît ne changeait rien à l'affaire.

Mes marques de maturité, rides, épaississement de peau, poils blancs, descente légère des traits semblaient lui plaire. Elle lissait d'un doigt mes premières

poches sous les yeux ; elle m'arrachait un cheveu gris ; elle tirait ma peau au coin des yeux pour découvrir mon visage de trente ans. C'était sa façon à elle de jouer avec moi. Elle aimait aussi - périphrasons - le signe de ma force, et la dureté du ventre, la largeur des épaules, le dessin apparent des muscles. Elle aimait la

corne épaisse de mes ongles, leur bout carré, dur, ma crinière, mon cou tanné. Quand la nuit effaçait la campagne, nous parcourions le train pour aller dîner,

boire et fumer au wagon-restaurant. On y voyait d'autres gens que nous, peu de

couples, des marchands, des diplomates, des espions selon Kali. J'aimais la regarder au milieu des autres. D'où venait-elle ? De quelle famille sociale ? Je ne parvenais pas à la définir. Elle portait toujours les mêmes vêtements que le jour où je l’avais rencontrée.

A vrai dire, elle ne les portait pas souvent. Elle aimait vivre nue. Elle avait compris que personne ne nous dérangerait, que ce morceau de train nous appartenait vraiment. Rassurée, elle ne s'habillait que pour aller au wagon- restaurant et, dès que nous revenions dans le compartiment, elle se débarrassait de ses vêtements à une vitesse extraordinaire. Son air de statue lui permettait de vivre nue sans jamais être incongrue. Malgré mon habitude des modèles, j'étais fasciné par sa liberté, par le mystère de ce corps sans défense traversant les montagnes, les plaines et les fleuves.

Moi, je restais habillé. Un si petit espace n'eût pu supporter le double rayonnement de deux corps. Je comprenais aussi que Kali aimait ce contraste entre sa chair et mon velours tabac. Elle aimait qu'un homme soit armé. Mes vêtements l'aidaient à oublier qui elle était comme si d'être nue dans mes bras habillés lui donnait l'impression d'être d'une espèce différente. Elle ressemblait aux chats qui aiment dormir sur les vêtements de leur maître. Elle supportait que j'ôte quelquefois mes habits parce qu'elle supposait que cela me faisait plaisir, mais elle préférait, je le voyais bien, que je lui fasse l'amour tout habillé. Elle savait bien alors glisser une main rapide sous ma chemise et tracer violemment, de l'index retourné, le dessin de mes côtes. Pour moi, ce n'était pas spécialement

érotique ; pour elle, si. Elle en fermait à demi les yeux.

Tout cela paraît diablement bizarre à mon vieux corps. Enfin ! Peut-être me

trouvait-elle d'apparence trop lourde. Je crois surtout que je ne répondais pas du tout

à son canon masculin et qu'elle n'aimait de moi que la force. L'air de décence sculpturale dont j'ai parlé cachait le plus violent instinct sexuel. J'avais cru un moment, la nuit du hamac, qu'elle aimait être une femme-objet. Je crois qu'en réalité l'objet, c'était moi, un instrument à donner du plaisir et une peur agréable.

Kali turque... Pourquoi ai-je choisi de l'emmener en Turquie ? La première fois que j'ai ouvert les yeux sur Kali, c'était au milieu des turqueries de l'appartement de Lozan.

Kali turque, c'est d'abord une femme qui dépouille ses vêtements (encore !), mais cette fois pour les remplacer par un accoutrement bizarre. Les Turcs mustaphakemalisés viennent de découvrir le monde moderne. Les femmes ne seront plus enfermées ni voilées , les hommes ne porteront plus le fez. Les marchands en ont profité pour inonder la ville d'affreux vêtements de la confection la plus basse

sur lesquels se jettent les sujets obéissants. Pour paraître turcs, ce que nous désirons en dépit de toute vraisemblance, je dois m'affubler d'un pantalon rayé et d'un veston noir, porter un col cassé, une cravate ramageuse plantée d'une perle (je ne refuse que les guêtres) et Kali se glisse dans une robe trop longue en vilain crêpe georgette à fleurs noires et blanches et pose sur sa tête un machin en paille noire avec une

grosse rose blanche velue. Voilà ; nous sommes des Turcs évolués, riches, qui donnons l'exemple d'un occidentalisme éclairé. Un fiacre à capote de cuir bouilli nous promène à travers la ville. Je fume des cigarettes de toutes les couleurs. Nous ne disons pas un mot. Je tiens secrètement la main de Kali et la serre un peu plus fort quand j'aperçois quelque fez clandestin. Nous avalons des nourritures un peu

écœurantes chez Konya Lezzet ou Borsa Lokantasi ; nous les arrosons de grandes rasades de Doluca, un gros rouge qui nous tape sur la tête. Dehors, la bise de décembre nous lave ; nous refusons le fiacre qui nous suit, guettant notre défaillance.

— Où sont les peintres ? dit Kali. Cherchons-les. «  

(La beauté à genoux, p. 209 à 213)

«À 10 heures, j'entre chez Adèle en sautant le mur. Je n'aime pas sonner chez moi. Du massif où je suis tombé, à droite de la maison, je vois l'étroite pelouse, le muret qui domine le quai, l'avancée ronde comme une demi-lune du Pont-Neuf. Personne. J'avance aussi doucement qu'un chat. Du bruit dans la buanderie. Adèle, nue, debout dans le cuveau, se lave. Elle me tourne le dos. L'admiration me cloue sur place. Quel modelé... la fermeté des chairs... leur  matité, leur grain ! l'harmonie statuaire des proportions ! Elle se tourne un peu. Le ventre est arrondi, les seins lourds mais sans la moindre ptose ; aucune obésité, pas de plis, une chair généreuse, enrobée, lisse. Adèle est un rêve de sculpteur. Je pense souvent à ce divorce entre la beauté

plastique et celle des femmes  que nous aimons.  Nous les voyons d'abord habillées. Nues, elles ont la peau douce, des petits seins durs, le ventre plat ; chaque fesse tient dans la main. Pour un homme aussi fort, aussi grand que moi,  cela tient plus du viol que d'un déduit  normal. A forcer ces maigres chattes, je ne prends pas grand plaisir d'homme. J'aime encore l'image que j'ai vue d'abord, une certaine idée d'élégance, mais la beauté pure n'est pas dans ce ventre plat, dans ces côtes apparentes. La

beauté pure, je la découvre dans ce large flanc, dans ces bras puissants aux attaches fortes. Hélas ! aucun homme n'a été à la mesure de cette déesse, ni le pauvre Jean, ni Félix, ni Franchomme, ni Grivot. Marc peut-être, par sa singularité d'infirme. Youchekine, je ne sais ; il est grand mais n'est-il pas trop vieux ?

– Petit saligaud !

Et je reçois un coup de pied au cul. Le prince exprime son indignation. Je me retourne, furieux. De quel droit cet homme, qui ne connaissait pas Adèle quatre ans plus tôt prétend-il être le seul à la regarder nue ? C'est ma mère. Je la connais depuis plus de cinquante ans, je suis sorti de ce ventre superbe, j'ai tété ces seins. Il voit ma colère, sourit, comprend.

– Elle est belle, notre Adèle.

Un homme de quatre-vingt-cinq ans parle d'une femme de soixante quinze. Adèle a entendu. Elle apparaît, humide encore, dans un grand peignoir éponge. Elle me serre dans ses bras. Je sens contre moi ce corps splendide.

– Charles, mon Charles, mon petit !

Seule l'angoisse a pu lui arracher ces mots tendres. Mais non, ce n'est pas l'angoisse. Adèle ne la connaîtra jamais. C'est l'inquiétude qui lui est venue à mon sujet, la même que si je rentrais par trop tard des Grands Bois quand j'avais sept ans.

– Je m’habille vite et nous allons parler, dit Adèle.

Et elle rentra dans la buanderie. Propos stupéfiants. Nous allons… parler?

– Adèle est-elle devenue bavarde ?

– Non, dit Youchekine, mais vous l'avez troublée. Elle était comme heureuse cane dans grand étang paisible. Oiseaux passaient dessus, la saluaient; poules d'eau gloussaient et se tenaient à l'écart. Quand scandale est arrivé, tous oiseaux piaillent à ses oreilles, stridents, et poules, sous son nez, curieuses, plongeant et reparaissant. Jamais calme. Puis  plus calme. Calme maintenant mais moins paisible. Adèle n'a

pas compris femme et enfants d'Italie. Nécessaire remettre tout en place dans sa tête grosse et petite.

Adèle réapparut dans ses éternelles vastes jupes, coiffée comme toujours, à larges bandeaux, les joues roses et luisantes de fraîcheur. Elle nous emmena à grands pas à la cuisine, lieu obligé de toutes retrouvailles. Elle coupa le pain sur sa poitrine, y

étala une tranche de terrine de lièvre, tué par le prince. Je retrouvai ma faim, mais on buvait mieux qu'au temps de mon enfance. L'ordinaire était un gris meunier qui aimait le lièvre et le pain. Adèle et Youchekine se coupèrent un petit quignon pour m'accompagner. Nous ne parlions pas. On commençait toujours par la communion avec Adèle. La façon dont je rompais le pain - avec les dents - et buvais mon vin, la renseignait sur moi. L'éternel instinct de l'appétit, l'appétit de mon corps pour un autre corps, de ma bouche pour toutes les nourritures, de mes yeux pour la lumière. Mais, ce jour-là, elle voulait parler aussi, poser une question:

– Charles, tu as des enfants ?

C'est tout. Une question un peu plaintive : tu as des enfants et tu ne me l'as pas dit... Et je compris que Kali ne l'intéressait pas, mais qu'elle était triste de ne pas connaître mes enfants. Alors il se passa entre nous quelque chose de tout à fait nouveau. Moi qui étais presque aussi muet qu'Adèle quand nous étions ensemble, je lui parlai de ma vie à Florence et à Sottomonte. Youchekine écoutait avec le zèle du rhapsode qui, plus tard, devra redire des morceaux de l'épopée. Adèle, dont l'esprit n'était pas habitué à recevoir et comprendre tant de mots à la fois, pourrait se servir du prince comme d'une mémoire. Elle disait à Youchekine : « Tu as bien entendu cela ; il a brûlé la grand-mère sur un bûcher. » Et le plus curieux, c'est qu'elle signalait au prince ce qui la frappait plus que tout et qu'elle n'oublierait pas. Elle jalonnait. Il devrait couler dans les intervalles la pâte épaisse du souvenir. Je comprenais que je l'avais privée d'une des ouvertures sur le monde à laquelle elle

avait droit. A travers Frédéric, elle ne pourrait jamais rien saisir. Les plaisirs de Frédéric et Mira restaient secrets. Les habitants de Sodome n'ont pas de descendance. Le petit notaire n'amusait Adèle que de « petits luxes » qu'il rapportait parfois de Paris. Frédéric était devenu pour elle une relation. De traits, il ressemblait au notaire son père. Elle ne le considérait plus comme sorti de son corps. L'enfant, c'était moi, et tous mes prolongements. J'étais parti dans le vaste monde, c'était bien, mais j'aurais dû lui rapporter, perché sur mon épaule comme le perroquet de l'explorateur, un enfant quelquefois pour qu'elle le voie, le tâte, s'assure qu'il était bien constitué et me le rende. Je lui dis que mon premier né était une fille et s'appelait Adelina, comme elle, et qu'elle allait avoir vingt ans. Elle le savait par les journaux, par les ragots, par les commères de Gien. On lui avait même montré des photographies de ses petits-enfants dans un magazine féminin, mais elle les avait à peine regardées et n'avait pas voulu conserver le journal. Il fallait que ces nouvelles- là vinssent de moi. Adelina prenait tout à coup une existence réelle. Loin, en Toscane, était née il y a vingt ans une fille que j'avais appelée Adèle-ina. Ensuite, je lui dis Mario, Carlo, Carlotta, Josepha, je ne lui cachai rien. Les yeux du prince se mirent à briller très fort quand je parlai des périodes-cerf. Adèle elle aussi comprenait très bien ce langage. A vrai dire, dans sa vie à elle, l'amour était quotidien et beaucoup moins sauvage. Les grandes fringales saisonnières de Rosita les intéressèrent  beaucoup.  « Ah, dit Youchekine, en Russie, quand je faisais la tournée de mes propriétés, il y avait  toujours une fille dans cet état. » Adèle  grava sur le roc - peu chargé d’entailles - de sa mémoire que Carlo n'était pas son petit-fils, mais celui de ce Salti qui lui avait rapporté un si joli foulard.

Quand j'eus terminé ce récit généalogique, elle parut satisfaite. Elle était la grand- mère de trois filles et d'un seul garçon. Elle ne serait plus agacée quand on lui en parlerait. Tout ce qui était écrit, prétendu n'avait sa pleine valeur pour elle que si je confirmais.«

(La Peau dure, p. 99-104.)

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