Le Minotaure ou L'Amitié selon Picasso
Mise en scène de Roland Lagache (L'Éolienne)
Avec
Jean-Pierre Hutinet (Picasso) et
Jean-Pierre Denys (Sabartès)
Centre des Bords de Marne, Le Perreux, 1994-1995
Centre Jacques Prévert de Villeparisis, 1996
Jean-Pierre Denys (Sabartès) et Jean-Pierre Hutinet (Picasso)
Jean-Pierre Denys (Sabartès) et Jean-Pierre Hutinet (Picasso)
Jean-Pierre Denys, Jacques Perry, Jean-Pierre Hutinet et Roland Lagache pendant les répétitions du Minotaure au Centre des Bords de Marne
" (...)
(Sonnerie de téléphone.)
PICASSO, sursautant
Je déteste ce téléphone. Toujours des ennuis. Réponds, tu veux bien?
(Ils reviennent dans la salle à manger où se trouve le téléphone. Sabartès décroche avec prudence.)
SABARTES
Allo…
(On entend une voix furieuse, aigre, avec un léger accent russe.)
VOIX D’OLGA
Qui est là? Pablo, je veux parler à Pablo. A PABLO! Vous êtes encore un de ses espagnols. (Hurlant) Passez-moi Pablo!
(Picasso fait signe qu’il ne veut pas répondre.)
SABARTES mielleux
Il n’est pas là, madame.
VOIX D’OLGA
Il est là, sûrement. Il est toujours là depuis qu’il m’a chassée.
SABARTES
Je ne suis pas au courant, madame. Je peux faire la commission.
VOIX D’OLGA
Dites-lui qu’il va avoir de mes nouvelles. Ses amis sont avec moi, une honte pour lui. Et son fils!
SABARTES
Je le lui dirai.
(Il raccroche.) Ouf. C’était Olga?
PICASSO
Tu as entendu, la mégère… Ça fait des années que je lui peignais la tête qu’elle allait avoir. Tu n’as rien vu de ma peinture des derniers temps?
SABARTES
Ce qui paraissait dans les revues.
PICASSO
Tiens, j’ai peint une grande toile, Femme nue dans un fauteuil rouge. Terrible! Une belle épluchure rose en rubans courbes découpées maladroitement - exprès.
SABARTES
Et c’est Olga?
PICASSO
J’ai peint sa colère et sa bêtise.
SABARTES
Elle a l’air fâchée.
PICASSO
Elle habite à cent mètres dans un très bon hôtel qui me coûte cher. Tu ne sais pas ce que c’est que l’argent, toi. C’est affreux. Je gaspille en un jour ce que tu dépenses en deux mois, quand tu es dépensier. Pourtant, j’essaye de faire des économies.
SABARTES
Le Postillon. Et ton fils?
PICASSO
Paulo fait des bêtises, elle ne sait pas l’élever.
SABARTES
Il a quel âge?
PICASSO
Quatorze ans, le pauvre. Ce qui pend à cette sculpture, ce sont ses jouets, quand il était petit et je l’aimais.
SABARTES
Tu ne l’aimes plus?
PICASSO
Comment veux-tu que j’aime cette moitié mélangée de moi, moi brouillé avec l’autre, Paulo, il traîne une armée de colonels russes derrière lui, tous ces Kokhlova. Paulo Kokhlova Ruiz Picasso!
SABARTES
Tu t’arranges pour mettre tes deux noms…
PICASSO
La bêtise compte double. Au début, mon vieux, le petit enfant, c’est la merveille. J’aime les tout petits, les informes, les boules de chair… Tiens, j’aime le caca de Maya. Quand je vais la voir, si elle pleure parce qu’elle a fait dans ses couches, je dis à Marie-Thérèse: « Laisse, je vais la changer, moi. » J’ouvre ce triangle d’étoffe blanche, et je vois ces fesses, cette fente, que c’est joli! Avec la moutarde dessus, jaune de chrome bien crémeux. Ah! Jaumet. (Se calmant.) Bon. Mais quand ils grandissent, ce n’est plus pareil. L’autre, la mère, se voit de plus en plus. (Il fait des grimaces) La bêtise!
SABARTES
Vous n’êtes pas divorcés?
PICASSO
Mais non, mon vieux. Mais on peut se séparer. Et la séparation, c’est pareil.
SABARTES
Comment c’est pareil? Je ne comprends plus rien. Redonne-moi du vin.
PICASSO
Non, tu comprendrais encore moins. Pourtant, c’est simple: qu’on divorce ou qu’on se sépare, il faut partager.
SABARTES
Et tu ne veux pas lui donner la moitié: une aile de château, deux roues de l’Hispano.
PICASSO
La moitié du chauffeur… Non, je me fous de ça. Mais tu me vois lui donner la moitié de mes tableaux?
(...)"
"(...)
PICASSO
Tu ne connais pas mes Minotaures?
SABARTES
Non.
PICASSO
En ce moment, je serais plutôt plus Minotaure que Taureau, c’est mon côté humain. Il y a longtemps que je cherchais un beau monstre qui me ressemble: furie érotique, bonnes envies de viol, désespoir d’être un monstre. L’homme à tête de taureau, c’est moi. J’ai dessiné et peint toute une galerie de Minotaures. Ça m’a permis de tenir à jour la petite bande dessinée de mes amours secrètes avec Marie-Thérèse.
SABARTES
Tu te cachais vraiment?
PICASSO
Ecoute, ça fait huit ans que je la connais et personne ne l’a encore vue.
La première fois, c’était en 1927, devant les Galeries Lafayette.
SABARTES
Tu étais venu là avec des intentions?
PICASSO
C’est de la faute d’André Breton. Il dit que c’est dans la rue qu’on rencontre l’Amour Fou. Je m’étais appuyé à la grille du métro et je regardais passer les femmes. De tout, mon vieux! Des mères, des putes, des employées, des laides… Et toutes les vilaines! Tout à coup, je l’ai vue, une jeune fille blonde aux traits purs, avec des yeux bleu porcelaine. Je l’ai suivie… j’étais timide. Je l’ai abordée: « Mademoiselle, vous avez un visage intéressant, je voudrais faire votre portrait, je suis Picasso. » Incroyable, mon vieux, elle ne savait pas qui est Picasso!
SABARTES
Ça t’étonne? Quel âge avait-elle?
PICASSO
Presque dix-sept ans.
SABARTES
Une mineure! Et toi, satyre, presque quarante-six! Et tu croyais qu’on lui apprenait dans les écoles qui était Picasso?
PICASSO
Tu veux savoir ce qui s’est passé ensuite?
SABARTES
Je sais. Tu as couché avec elle.
PICASSO
Grossier. Pas tout de suite. Tu n’as aucune retenue. Ce n’était pas une bonniche mais une pure jeune vierge.
SABARTES
Bien, c’était ta seconde vierge. Alors tu lui as expliqué qui est Picasso. Comment as-tu fait? « Je suis un peintre célèbre, je mets l’œil dans la bouche et la bouche dans l’oreille»?
PICASSO
Je suis entré avec elle dans une librairie et j’ai trouvé le Pablo Picasso de Pierre Reverdy, et le No 1 de la Révolution Surréaliste. Il y avait mon portrait. Elle a bien vu que je ne mentais pas. Et puis je lui ai dit d’aller toute seule regarder quelques-uns de mes tableaux à la galerie Rosenberg.
SABARTES
Pourquoi toute seule? Par modestie?
PICASSO
Non. La galerie est tout à côté d’ici; Olga aurait pu nous voir.
SABARTES
Tu étais heureux en vivant comme ça?
PICASSO
Heureux? Heureux, je ne sais pas ce que ça veut dire. Tu es heureux, toi?
SABARTES
Oh, moi…
PICASSO
Tu as tout pour être heureux, pas d’argent, pas de souci, une femme à la fois, beaucoup d’esprit, de l’amitié pour moi. Moi, je ne peux pas rester en repos. Je construis, je détruis, et je garde tout.
SABARTES
Tu veux garder Olga?
PICASSO
Elle est ma femme; on s’est mariés à l’église orthodoxe, rue Daru, avec toutes les bougies. Ça ne veut rien dire mais j’y tiens, on ne sait jamais. A la mairie, les témoins, c’étaient Apollinaire et Cocteau, et Max Jacob, tu le connais, Max. Nous sommes partis en voyage de noces à Biarritz, chez Eugenia. On nous fêtait, les Wildenstein, les Beaumont, les Noailles. Cela m’a paru bon, tu peux comprendre cela, après toutes ces années de travail obscur.
SABARTES
Obscur?
PICASSO
Ecoute: j’arrive à Paris en 1900, je fais une peinture qui plaît. Au bout d’un an, je change tout, je peins triste, bleu, des misérables comme toi…
SABARTES
Merci!
PICASSO
Ça ne se vend pas. Vers 1905-1906, on recommence à s’intéresser à moi parce que je réintroduis un peu de couleur, du rose comme Fernande mais je fiche tout en l’air avec les Demoiselles d’Avignon puis avec le cubisme. Dix ans de lutte contre le monde. Un travail de moine. Plus de mille toiles. Personne n’y comprend rien, à part Kahnweiler et une poignée de théoriciens qui veulent m’expliquer ce que je fais. Il n’est pas encore avalé, le cubisme, un quart de siècle après, sauf pour faire des meubles, des fauteuils, des publicités ridicules, des bouillons Kub! Moi, j’étais comme un saint…
SABARTES
Pas tout à fait.
PICASSO
Je gagnais de l’argent, je faisais l’amour, et alors? Tu veux tout m’enlever?
SABARTES
Alors Cocteau est venu te voir et tu as commencé à parader.
PICASSO
Et alors? Olga, les toilettes, les toiles, les ballets. Le Tricorne à Londres, une suite au Savoy. Pulcinella à l’Opéra de Paris.
SABARTES
Parade, paradis?
PICASSO
Enfer bientôt.
SABARTES
L’enfer, c’est quoi?
PICASSO
Le sentiment de perdre son âme. (...)"