L'île d'un autre
(Albin Michel, 1979.)
« Ce roman, si concret, si réaliste, côtoie sans cesse le fantastique sans jamais vraiment y tomber. Allégorie de la création littéraire, il rejoint les recherches modernes où le roman veut d’abord rendre compte de son propre travail. Mais tout en satisfaisant à ces exigences il nous entraîne dans un très beau rêve. Quand un livre mise sur tant d’enjeux à la fois, le vrai et le fantastique, le réel et l’idéal, le moderne et la tradition, et qu’il gagne partout, comment ne pas reconnaître que c’est un très grand livre? »
Piatier, Jacqueline, Le Monde
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"D'un livre à l'autre, Jacques Perry est insaisissable:impossible de savoir quelles sont ses références littéraires ou ses vraies racines. Toutefois, L'Ile d'un autre nous en apprend davantage sur lui: c'est sans doute son livre le plus important."
Claude Bonnefoy, Les Nouvelles littéraires
"Ce roman de Jacques Perry est absolument vertigineux pour tous les abordeurs d'îles interdites et les franchiseurs de clôtures qui sommeillent en chacun de nous. En pénétrant par effraction dans la vie d'un autre, le très grand écrivain qu'est Jacques Perry nous livre sa vie à lui avec sa sensualité, ses dégoûts et ses espoirs, et c'est un récit inoubliable."
Geneviève Dormann, Signatures
« LUNDI
Lundi 14 mars 1977, une heure de l’après-midi. En mer, petite houle, ciel gris. La Délie se comporte bien. Je l’essaie entre Roscoff, où je l’ai fait réparer à l’automne, et l’île de Batz.
J’étais déjà au-delà de Batz et je découvrais une nouvelle île. Ma carte la nommait île de l’Albatros. Sans doute la forme de l’oiseau, mais sans tête, sans ailes et sans pattes. En fait, elle ressemblait plutôt à une amende.
Je résolus d’essayer le port qui se situait à peu près sous le ventre de l’oiseau. Je fis une approche en souplesse et sautai sur le quai. J’amarrai et je partis explorer en emportant le petit sac qui contenait mon déjeuner. Je disposais de trois heures si je voulais rentrer à Roscoff avant la nuit.
Je n’avais pas l’intention d’aller loin: le port et sa petite anse étaient abrités du noroît par le corps même de l’île. Sur son dos, je veux dire sur le plateau, le vent ne rencontrait pas d’obstacles.
Je cherchai l’unique habitation signalée par un rectangle sur la carte. Et je la trouvai, grise, confondue avec le sol et les rochers, à mi-pente, à moitié cachée par une haie de lauriers-cerises et par deux dracaenas maigres, insolites et chevelus, découverts d’abord, luxuriants, dans le jardin de Hamma à Alger. Le portillon d’entrée sur la terrasse était ouvert, la maison fermée, soigneusement: volets clos, soupiraux garnis de barreaux, porte massive.
Je me tournai vers la mer que j’apercevais à travers des découpes en berceau dans le feuillage luisant des lauriers. Du premier étage, seules les chevelures des dracaenas devaient masquer une partie de l’horizon. Je levai machinalement les yeux sur les fenêtres retranchées derrière leur rempart de volets, toutes sauf une. Un volet rabattu sur le mur laissait voir deux carreaux brillants. Je n’hésitai pas. Un petit frisson derrière la nuque m’annonça que j’allais accomplir un de ces actes fous et violemment désirés que je me refusais presque toujours. Je cherchai une échelle et en trouvai une suspendue par deux crochets au mur d’une remise. Elle était assez longue. Je montai douze échelons. Je n’aime pas casser les carreaux mais je le fis sans hésiter, d’un coup de coude sur une seule vitre bien placée. Je passai le bras par le trou et fis tourner la poignée de la crémone. La fenêtre s’ouvrit, j’enjambai l’appui et je pus voir à travers les feuilles lancéolées de l’arbre d’Afrique les vagues écumeuses. Longuement, sans frisson particulier.
L’émotion venait dans mon dos. Ce que je voyais dehors ne signifiait plus rien. Derrière moi, dans l’ombre de la pièce, naissait l’obligation de me retourner. Je luttai quelque temps, jusqu’à ce que la vision de la mer fût tout à fait vidée de sens, une simple barre gris-noir mouchetée de blanc. Je me tournai quand il devint impossible de résister. Ce n’était pas encore la maison que je voulais examiner mais mon acte. J’avais forcé la fenêtre. Il fallait remonter loin en arrière dans ma vie pour retrouver un geste aussi volontaire. J’agissais plutôt par habitude; c’était par curiosité banale que j’avais cherché la maison et pénétré sur la terrasse ouverte.
J’étais maintenant dans la place et je connaissais quelques-uns de mes actes futurs: j’allais tout ouvrir avec le regard aussi vague que si j’habitais là depuis toujours. »
p.7-8