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Le Gouverneur des ruines

Éditions du Rocher, 2002.

« Parmi les différentes manières de fuir le monde et de s’absenter de soi-même, la plus mélancolique est l’entretien des ruines. Précoce dans la misanthropie, un jeune diplômé de l’Ecole des Chartes, Denis Delorme, demande à veiller sur les vestiges branlants du château de Montceaux. C’est André Malraux soi-même qui, entre deux tics ravageurs et deux divagations époumonées, lui confie la charge de gouverner ces vieilles pierres avec l’ordre de ne point les relever et de ne surtout rien restaurer. D’ailleurs, aucun subside n’est alloué à cette entreprise contemplative, dont Delorme s’acquitte avec scrupule. Comme le lui avait conseillé le ministre, il travaille à se faire oublier pour devenir « arbre et pierre ». Il parcourt à cheval l’étendue de son improbable domaine, cueille des champignons et médite sur la parfaite vacuité de son emploi. Heureusement, Jacques Perry est là qui va s’ingénier à bousculer - le verbe est faible - l’existence  marmoréenne du gardien des ruines. Il lui faut affronter une horde de Japonais indifférents à l’histoire du lieu, accueillir des Antillais un peu ivres, faire l’amour (fort bien) à toutes les femmes qui se promènent dans les décombres, épouser la caissière d’un supermarché, recevoir son père à l’agonie et ouvrir la chapelle aux familles blacks de la cité voisine. Monarque dérisoire d’un empire délabré et coupé du monde, Denis Delorme finit par enterrer ses illusions en prison. Ceux qui, par négligence ou conformisme, ont oublié Jacques Perry, 82 ans, auteur de « Vie d’un païen » et du « Coeur de l’escargot », trouveront ici l’occasion de renouer avec l’un de nos romanciers les plus doués de liberté qui n’a cessé d’inventer des royaumes imaginaires où il fait bon vivre. »

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

« Le plus surprenant, et le plus séduisant chez Perry, c’est que son écriture reste d’une parfaite modernité. Alors que tant de béjaunes écrivent comme des papys, le souffle court et l’âme vétilleuse, cet octogénaire trace une phrase limpide, vive, mince sans maigreur, charnue sans lourdeur. Une prose qui donne à voir sans description superflue, et moins encore sans se perdre dans la fascination de soi-même.

    …le rapport de Perry à l’écriture est, comme son écriture elle-même, profondément sensuel: « J’écris dans un état second. Je m’étends sur un divan, presque dans le noir. J’écris les jambes en l’air! Cela vient comme ça, mais pas longtemps. Au bout d’une heure, une heure et demie, j’en ai marre, je m’ébroue, je tape tout à l’ordinateur et je l’oublie jusqu’au lendemain. »

Jean-Philippe Mestre, Le Progrès de Lyon

    « Ma vie a commencé le jour où le ministre m’a reçu dans son bureau du Palais-Royal. J’ai trouvé le grand homme grossi, fatigué, dévoré de tics et pareil à un vieux toucan amical et distrait. J’étais fasciné et ne l’écoutais pas. J’entendais sa célèbre voix évoquer Montceaux et je ne voulais pas qu’il me dise ce que je devais en penser. Il savait tout, comme toujours, ou bien il inventait avec force. Les noms de rois, de reines et de favorites ne me dérangeaient pas ; ils appartiennent à tous. Le ministre n’en restait pas là: il y avait discussion sur les architectes. Certains croient que le Primatice a construit une partie de Montceaux avant que Catherine de Médicis s’y intéresse. D’autres assurent que le premier Montceaux est dû à Delorme. En prononçant le nom de Delorme, l’amical ministre me fit un énorme clin d’œil de potache. Il ajouta, ce que je ne compris pas tout de suite : « Et Denis, en plus, c’est complet ! » J’écoutai mieux. « En tout cas, disait-il, c’est un château de la plus inspirée Renaissance dans ses entrées et ses ouvertures. Les solides parties ennuyeuses ont été démolies, vous avez la chance d’hériter des plus belles ruines de France ! »

    Il baissa considérablement la voix pour me dire, dans un chuchotement: « C’est un abus de pouvoir caractérisé que de vous nommer, si jeune, à cette fonction inexistante. Il n’est pas question de relever ces ruines. Vous pourrez donner du style et de la propreté au parc, gratter les douves, restaurer un coin de la capitainerie pour vous y abriter, le tout sans subsides. Vous n’aurez qu’un demi-traitement. Ne comptez pas sur l’argent des visites, il vient cent personnes par ans. Vos parents sont riches. S’il veulent contribuer aux restaurations, ils seront les bienvenus mais rien ne se fera sans l’avis favorable de l’architecte en chef et de la commission des travaux. Mon conseil : si vous voulez durer, faites-vous oublier. Le château et le parc sont classés depuis 1951 mais n’appartiennent pas aux Domaines. De vagues propriétaires se succèdent. Vous ne pourrez donc, en aucun cas, être nommé conservateur. Je n’ai pu vous introduire dans la place qu’en téléphonant au dernier en date, une société immobilière qui voudrait construire des pavillons - pas Henri IV ! - dans un coin du parc. Nous nous y opposons. Avant ces promoteurs, c’était un groupe qui rêvait d’un centre culturel. Ils ont renoncé très vite. Je ne crois pas que vous serez dérangé. On vous courtisera peut-être en croyant que vous pourrez faire aboutir ces douteux  projets de lotissement. Soyez évasif. Incorruptible, cela va sans dire. D’ailleurs, ils n’oseront pas vous acheter directement. J’ai laissé entendre que vous êtes un jeune ami qui a besoin de se former et de faire marcher de pair son imagination et sa rigueur d’historien frais éclos. Nos sociétés ne manquent pas d’autre chose… Trouvez votre âme et veuillez transmettre mes hommages amicaux à madame votre mère. »

    Dans une sorte de secrétariat très privé, on me donna une accréditation très légère : « En accord avec le propriétaire actuel du domaine de Montceaux, la Sté H.V. sise à R*, M. Denis Delorme, diplômé de l’école de Chartres, est autorisé à résider dans un appartement de l’ancienne capitainerie du château de Montceaux. M. Delorme étudiera l’histoire de ce lieu et les traces qu’y ont laissées les hommes à travers les siècles, des moines de Saint-Denis à la Révolution. Il pourra faire des propositions pour sa conservation. » Les moines de Saint-Denis ? Je compris enfin le « Et Denis en plus ! C’est complet ! » du ministre. »

 

(p.7-9)

    « La chapelle de Lee et N’Guma était devenue une case habitable à tous les niveaux et sur toute la surface. Tout le long des deux grands murs se succédaient sans ordre une chaîne musicale, une cuisinière avec sa hotte, une antique armoire de cuisine, un piano, une bibliothèque basse, une glace, une machine à laver, une baignoire, une bibliothèque haute, des plans de travail, une douche, une table (escamotable) de repassage, un miroir à trois faces, une table de maquillage, des placards, des étagères de conserves, deux penderies. Le cabinet se cachait dans le petit espace derrière l’autel chargé de fleurs - Lee avait libre accès aux serres des jardiniers de Meaux. Sur le carrelage, d’épais tapis marocains. Au centre, un vaste matelas rond et des coussins recouverts de jetés nigérians bleu nuit avec des motifs abstraits. Grâce à des bandes Velcro, les coussins pouvaient se réunir en dossier circulaire. Sur les murs, au-dessus des appareils, de grands tapas polynésiens blancs en écorce d’arbre à pain alternaient avec d’autres à dessins géométriques. De la toiture, des paniers pendaient à diverses hauteurs. L’éclairage venait en partie de vanneries lumineuses également suspendues et qu’on pouvait faire descendre à l’aide de doubles cordons de tirage rassemblés en faisceaux. Au sol, deux couffins servaient de fourre-tout pour objets pré-jetables ou à conserver peut-être que Lee comparait à la « corbeille » des ordinateurs. Les vanneries lumineuses ne diffusant pas assez de lumière, des spots éclairaient précisément la cuisinière, le piano, une bibliothèque, le matelas ou répandaient une lumière générale et modulable en intensité et par zones.

    Enfin, deux grands hamacs munis de commandes à poulies pouvaient servir de balancelles au sol ou s’élever à la hauteur souhaitée, le plus souvent à mi-hauteur pour regarder les téléviseurs orientables et atteindre commodément des étagères fixées au mur et chargées de livres, de biscuits salés, de cigares et de cigarettes, de cendriers, de verres et de bouteilles.

    J’ai oublié, descendus des hauteurs, une table et deux bancs à dossier pour les dîners européens et lombalgiques.

    Élisabeth et Paul étaient mollement assis sur le divan rond quand nous entrâmes, Amina et moi. Ils n’avaient pas entendu parler d’elle et l’observèrent avec les yeux des familles. Je la regardai un instant avec les mêmes yeux et la trouvai sans reproche et sans fadeur. Pas aussi noire que N’Dia, elle portait une robe bleu nuit qui flottait à deux millimètres de son corps manifestement nu. L’effet de flottement semblait venir d’un art assez prodigieux du couturier alors que la robe venait de Malaisie via Tati. Le glissement et la non-adhérence s’expliquaient par une légère répulsion de la peau pour la qualité médiocre du tissu.

    Amina était pieds nus ; nous l’étions tous, Lee et N’Guma priant les visiteurs de se déchausser. Mon amour grandit de regarder ses orteils bruns et bistre, les plantes roses, les chevilles fines et la longue fuite des jambes vers leur réunion cachée. Paul et Élisabeth lui posèrent des questions désagréables sur un ton aimable. Toutes tendaient à « Que faites-vous dans la vie? » Amina répondit qu’elle était caissière. Mes parents, prêts à trouver mode et un peu ridicule qu’on fût chercheuse au C.N.R.S, professeur, designer, attachée de presse ou décoratrice perdirent pied à caissière. Ainsi, on pouvait être caissière et « distinguée », caissière-étoile, caissière noble, caissière-organiste sur le grand clavier des Prix ! Amina dit quelques mots qu’il fallait pour conférer à la fonction de caissière la dignité d’une déesse de la Consommation qui donnait aux dizaines de milliers de produits à vendre leur dernière touche désacralisante en les privant de leur magnétisme protecteur. Je me moque à peine. Mon père avait travaillé toute sa vie à produire et, sans caissières au bout de toutes les chaînes, son activité serait demeurée stérile. Il les découvrait enfin sous les traits d’Amina. Il ne dit rien, ouvrit la bouche comme un poisson qui se noie. Ma mère réagit mieux et se vit déjà grand-mère de « négrillons » informaticiens, libertaires et branchés. Amina fut sensible à sa complicité mais demeura réservée. Elle devinait les lourdes arrière-pensées de la famille et ne savait pas interpréter correctement silences et compliments.

    Je l’aimais chaque minute un peu plus. Un simple amour, fait à chaque seconde d’admiration, de tendresse, de curiosité, d’érotisme, idéalisé, qu’on croit indestructible. Je la regardais, visage infiniment délicat, lisse, émotif, qui s’exprimait par des yeux  d’aigue-marine, des narines non palpitantes, une bouche qui ne montrait pas toutes ses dents, et des lèvres-fruits. Je fermais les yeux et la regardais encore pour m’émerveiller à neuf de ses gestes, de sa respiration qui soulevait à peine la robe flottante. Je fermais les yeux pour me défendre, pour ne pas courir aussi vite au devant d’un amour que j’aurais voulu retarder. Mais ces rappels que je tente, ces références à d’autres s’évanouissaient. Je ne pouvais comparer Amina à aucune femme, fût-elle encore presque au bout de mes doigts comme l’était N’Dia. Amina occupait peu à peu tout l’espace émotif qui était le mien, encore trop étroit, et l’agrandissait.

    J’ai épousé Amina, et ce mariage m’apparaissait comme le seul acte important de ma vie… »

 

(p. 99-103)

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